mardi 15 avril 2014

Fragment de toi


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Demain, demain, c'est la dernière once de ta présence tangible qui nous sera dévoilée. Demain, c'est la dernière action qui sourde entièrement de toi en ce monde, du moins à ma connaissance. Tu es partie depuis longtemps, pour certains depuis plus longtemps encore. Je me suis arrangé un turban fuschia avec la jupe d'une robe commandée sur internet qui était trop petite. C'est de l'organza, surpiqué d'un motif à carreaux. Dedans, du ruban rose, des plumes. Sur mon cou, des perles. Je ne crois pas à la perdurance après la mort, alors pour qui fais-je cela? C'est un hommage?
Nous nous regarderons te porter hommage.

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La dernière fois que je t'ai vue, je ne le savais pas, que c'était la dernière, même si tous nous savions que la fin approchait. C'était le gros éléphant rose dans la pièce. Nous savions tous, nous nous taisions, nous jouions la vie parce qu'il fallait que tu puisses exister le plus intensément possible avant que, avant que. C'était l'hiver, au café Cléopâtre. Il y avait le lancement d'une revue cool, asymétrique, sur Josée Yvon. Tu étais toute en fourrure, une Valkyrie. J'étais comme une enfant enthousiaste et futile, et en moi je criais, parce que je ne sais pas, pour la mort, la mort, ça ne se peut pas. Pas toi. Plus grande que nous, je me souviens de tes yeux qui contenaient une sagesse, un secret auquel seuls ceux qui franchiront le pas ont accès. La codéine t'avait beaucoup changée. On se taisait là-dessus aussi, bien sûr. Au final, ça ne faisait pas de différence. Tu étais la reine, souveraine couronnée. Tu te réservais. Tu t'es mouchée, c'était royal.

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L'été, chez Bernier, qui hérita du manoir Deluxe. Assis sur des chaises dans la ruelle, nous devisons. Tu arrives. Je suis éblouie par ta sveltesse dans cette robe fuchsia, quelque chose d'il y a 30 ans, avec des épaulettes, un décolleté en cœur, qui épouse comme un carcan ta silhouette surréelle. J'aime les très belles filles, je m'aplatis devant elles, je veux être leur chien. Évidemment, je suis déjà ton chien. Tu t'installes. Ton corps à la posture saine, l'arrogance de ta beauté sur une chaise pliante posée sur l'asphalte.
Je me souviens de ton regard. Tu me considères, tu ne sais pas trop. Quel est ce bouffon? Ce bouffon est ton chien. Tu t'assis, je décide qu'il faudra assortir tes cheveux encore mouillés à ta robe. On me fournit en peigne et élastiques et brosse. Je m'exécute et te fais le plus gros chignon, le plus haut, celui qui montre la mince tige gracile de ton cou. Il fait beau, nous sommes bien. Je travaille lentement à ma soumission. Je sais comment devenir l'amie des reines. Une pâte malléable qui s'étale doucement, très doucement. Tu es partie vite, tu étais une fille occupée, des courtisans plus galonnés t'attendaient. J'ai entendu des choses, là-dessus. Tu donnais sans compter, chère belle. Si j'avais pu, il était planifié, depuis la première fois que nous nous étions vues, que je te donnerais tout.

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On te fait encore parler, tu sais. Ça me met mal à l'aise. On ne devrait pas te donner les mots, les intentions qui ne sont pas les tiennes.

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Étendue sur le divan, avec le prototype du turban fuchsia, la robe de la couleur de ton frère, les perles, le ruban, les plumes, sous une couverte de faux-fourrure blanche, la machine sur un coussin bourgogne, dans mon boudoir. Sur le mur, la sacoche la plus bling, la plus précieuse, toute de minuscules perles brodées et oxydées, sous la ternissure, un motif très mignon en quinconce, ce me semble, comment la nettoyer? rabat doré avec strass, elle a cent (100) ans, je la porterai aussi. Ce que je fais est illégitime. Pourtant, pourtant, il me semble bien qu'il faut le faire.

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Je t'ai rencontrée dans la cour de la librairie du Port de Tête. Il y avait une lecture avec, entre autres, Patrick Poulin, Catherine Cormier-Larose, Jacob Wren, une anglaise qui lit un extrait de quelque chose qui m'a fascinée et que je n'ai jamais retrouvé, elle dit qu'elle a jeté tous ses vêtements, elle n'a gardé que sept (7) itérations de noir. Wow. Je veux faire ça. Je ne ferai jamais ça.
Tu avais un béret de paillettes argent de chez le Château. Je me disais que je ne porterais jamais ça, mais qu'à coup sûr, quelqu'un qui agençait un tel couvre-chef de la manière dont tu l'avais fait devait être intéressant. Avec Bernier, on s'épivardait, on exaspérait les chats de la ruelle. Le soleil! L'herbe, mon incursion impie parmi ces gens si follement cool. Cette fois-là, j'ai décidé que nous serions sœurs avec mes autres sœurs. Lentement, lentement, je te travaillerais, insensiblement, comme un chat, dans quatre (4) ans, nous serions les meilleures amies si tout allait bien. Si tout allait...



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Je descends de la montagne où je me suis soûlée telle une truie l'après-midi durant. Je suis avec Flor. Nous cédons vachement à la tentation d'une dernière pinte. Inspirées, embrumées plutôt, nous remontons St-Denis vers le nord. Tu viens à ma rencontre. Tu reviens, crois-je comprendre, du tournage de l'épisode de TLMEP où tu annonças ton règne à la province. Je te saute au cou. Je te débite mes sottises. Ça fait longtemps. Tu es entourée, on me fixe. Catherine est là, elle me regarde. Je ne sais pas ce qu'elle pense. Elle a les yeux que tu avais quand tu me considérais silencieuse n'en pensant pas moins. Ça m'inquiète, mais je suis ce que je suis, je n'y peux rien.
Gracieusement, tu dévies ma trajectoire. Il est vrai que j'étais prête à te suivre, où tu vas, je peux venir, je viens, Vickie!
Je ne peux pas, mais il y a des gens que je connais là-bas.
C'est étrange. Tu m'as mise sur cette voie et ensuite, j'ai su que tu m'avais, ô légèrement, calomniée. Je t'en ai voulu. Plus maintenant. Pour quoi faire? Et puis, tu pouvais bien le penser, si tu voulais. Enfin, comme si j'étais une intéressée... Et puis, j'ai été malheureuse... étrangement, d'outre-tombe, tu m'as vengée. J'ai ri comme une folle.

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Juste avant que tout bascule, on s'était dit trois (3) trucs et demi (½) sur Facebook. Tu disais : veux-tu venir avec moi magasiner des souliers de danseuse sur la Plaza? Oui, bien sûr. Oui! Quelle question. Tout le temps.
Et puis le silence.

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Ensuite, dans le vide, sur Facebook, embrumée, je t'ai appelée. Une mère lion qui appelle ses petits dans la savane; l'image est fausse, ce n'était pas là notre rapport. Le bruit est vrai. C'est quelque chose de doux que ce rugissement. C'est le mouvement de la gorge et de la gueule de la lionne, surtout, qui est vrai. Elle ferme les yeux à demi, il y a une détresse, une nostalgie, un trouble en train de s'auto désagréger. La vie s'efface à mesure, j'oublie tout, chère lionne. Elle avance du cou en même temps qu'elle baisse le crâne. Une goulée d'air lui passe dans l’œsophage, gonfle la trachée, le palais, la mâchoire inférieure se rétracte, la tête avance. Le son est étouffé, mais il porte sur des kilomètres. Elle les a perdus. Je te ferai les ongles, si tu veux. Excuse-moi de t'importuner.

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Maintenant, tu n'es plus. Je vis avec la tristesse de tes amis proches. Je me tais, je n'ai rien de pertinent à dire. Je ne sais que dire, sinon que nous étions sur le point, oui, ce point où on bascule vers l'amitié. C'est tout. Je t'ai à peine connue. On s'est vues, deux, quatre, six (2, 4, 6) fois. On aimait les fringues, right.
J'ai pleuré parce que je trouvais que c'était injuste, je ne pleure pas beaucoup pour les autres, je suis très égoïste. Beaucoup de gens te parlent encore.
J'ai hésité à écrire ceci.
Je n'ai aucun droit.

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Demain, tu seras encore là. Tu es morte, tu perdures. J'avais tort : tu perdures. On parlera de toi et j'espère qu'on ne te fera pas parler. Pas trop. Juste ceux qui devraient. Avec décence.
Je vais me sentir petite dans mes culottes coincées dans les plis. Je ne serai pas la seule à être strappée de la raie.
Le règne de la reine ne mourra jamais.

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